Le regard de l’autre, c’était moi

Le regard de l’autre, c’était moi

Je n’ai pas pris, il y a quelques jours, le temps d’en parler. Un peu comme si les belles choses pouvaient attendre…

A Tunis, c’était jour d’expo, de vernissage même. Youssef Seddik – dont je ne répèterai jamais assez ma fierté d’être parmi ses amis – y était convié. Et votre serviteur aussi.

Avant d’aller au cœur du sujet, je vais en dire un peu plus sur Youssef. Certains -de par les livres qu’il a publiés sur l’Islam ou la philosophie grecque, de par ses prises de position publiques au fil de nos malheureux évènements – savent son degré d’érudition et son indomptable courage intellectuel.

Moi, je l’ai rencontré dans la rue. Il avait le nez en l’air et la tête dans ces étoiles d’où souvent tombaient des bombes. C’était dans le siège de Beyrouth, en 1982.
Hormis les journalistes libanais eux-mêmes, Youssef était alors le seul envoyé spécial de la presse arabe. Précisons qu’il s’était auto-envoyé et que le directeur de son journal, La Presse de Tunisie, n’a eu d’autre choix que de publier ses papiers. Il faut aussi rappeler que si tous les régimes arabes se voulaient plus palestiniens que les Palestiniens, ce n’était vrai qu’à l’oral ou sur le papier. Attester de ce qui leur arrivait, ainsi qu’aux Libanais du Sud et de Beyrouth-Ouest, eût été un peu beaucoup quand même.

Nous avons donc fait ami ami et nous avons remis cela lors du siège suivant, à Tripoli, au Nord-Liban, dans l’hiver 1983. Totalement lugubre. Mais la fulgurance des éclairs de Youssef faisait un peu de lumière.

En 1985, en Iran, pour un film réalisé ensemble, je l’ai vu à Qom, clouer le bec – en théorie – de l’Ayatollah Montazeri qui n’était pas tombé de la dernière pluie.
En 1987, ce fût l’aspirant-dictateur Ben Ali qui fit les frais de sa témérité. Youssef venait de finaliser un reportage sur la Tunisie de Bourguiba, tourné trois semaines avant le    « coup d’État médical » de son ministre. Le Coup aura lieu deux jours avant la diffusion prévue sur La Cinq en France. Alors, on visionne à nouveau les rushes de l’interview de Ben Ali et l’on découvre que la caméra, à la fin, continue de tourner. Au bout de 30 secondes, Ben Ali vient dire à Youssef : « je sais, je ne vous ai pas dit grand chose. Mais revenez dans trois semaines et je vous en dirai beaucoup plus ». Un bel aveu de puissance qui atteste en effet du caractère médical du Coup. Youssef n’hésite pas. Il sait qu’il sera grillé à vie avec ce dictateur qui a failli l’être à vie. On change le montage, on met cela et la furie du susdit surgira.

Le cœur, maintenant : cela fait huit ans que Youssef a perdu la vue. Lors de l’Expo, c’est seulement devant le premier tableau que j’ai compris qu’il me faudrait être ses yeux. Là, permettez-moi d’aller droit à une double conclusion :
-jamais il ne m’a été donné de regarder des toiles aussi profondément.
– si vous ne connaissez pas Youssef, proposez à un de vos proches d’aller visiter une expo ensemble, bandez-lui les yeux et dîtes-lui tout. Vous verrez, c’est merveilleux.

Ce soir là, le peintre s’appelait Jellal Ben Abdallah. Ce sont certaines de ses toiles – quelques unes jamais exposées – que vous voyez ici. Je serai bien incapable de rendre justice à l’ampleur du questionnement que Youssef sollicitait et je ne vais donc pas le faire.

Le peintre est vivant, il a 94 ans et a par conséquent beaucoup traversé. Sa toile la plus politique, « Le Martyr », évoque les tueries perpétrées par les forces de l’ordre colonial français en Tunisie le 9 avril 1938. 22 morts, 130 blessés lors d’une manifestation.

La peinture n’incarne qu’un seul cadavre. De lui, on ne voit que deux pieds et un bras, comme démesurés. Le reste est enfoui sous un drapeau tunisien aux plis enveloppants et saillants. Le fond de la toile, presque indistinct comme parfois chez Jellal Ben Abdallah, est marron, telle cette terre tunisienne elle aussi martyrisée. Le cadavre fait corps avec elle…

Hors les tableaux, il m’est arrivé auparavant de croire être le guide de Youssef. Saîda, son épouse, étant absente pour quelques jours il  y a près de deux ans,j’accompagnais donc Youssef lors de trajets ou de rendez-vous dans Tunis. A l’époque, il y avait ses livres bien sûr mais aussi ses chroniques dans l’hebdomadaire “Réalités”. Et puis surtout, pendant tout le  Ramadan précédent, il avait accepté de dire chaque jour à  la télévision nationale les mille et une choses qui donnaient sens à ce moment de la vie publique.

Marcher dans la rue, s’asseoir simplement quelque part, cela donnait libre cours à l’expression d’admirateurs fervents, parfois savants eux-mêmes. Chacun (chacune) s’approchait de Youssef avec beaucoup de chaleur et disait sa profonde reconnaissance à ce que ses écrits ou ses paroles généraient en lui (en elle).

C’est alors que j’ai compris que, quoiqu’il arrive, le regard de Youssef portait bien plus loin que le mien ou que celui de n’importe qui.

Patrice Barrat