• Le 3 octobre 1960, alors que ma mère est jugée dans le cadre du procès du réseau Jeanson, elle déclare au Tribunal : « je ne suis pas responsable des actes dont vous m’accusez mais je regrette de ne pas les avoir commis ».
  • A la même période, mon père qui est emprisonné à Fresnes parce qu’il aurait été le rédacteur principal du Manifeste des 121, va écrire une lettre à ma grande sœur Claire, tout juste 13 ans. Voici ce que dit la lettre : « Chère Claire, Maman m’a dit que tu avais été très triste en apprenant mon arrestation. Evidemment, cela ne va pas être gai de ne pas me voir pendant plusieurs jours, d’autant que maman aura encore beaucoup à faire à Paris pendant mon absence. Mais tu es maintenant assez grande pour prendre les choses courageusement et comprendre que quand on veut défendre la justice, cela ne va pas sans désagréments. J’aime mieux être en prison et demeurer d’accord avec ma conscience et mon sentiment du devoir que de demeurer en liberté et me dire que je suis un poltron ou un lâche. Loin d’être découragée, il faut au contraire que tu sois fière de ton père. Pense aussi à aider maman au maximum. J’ai trouvé Patrice très triste samedi dernier quand je suis revenu à la maison. J’ai eu l’impression que tu songeais davantage à t’amuser avec Michèle Commin et tes camarades que de t’occuper de tes frères et sœurs… Donc pendant toute cette période agitée qui va être celle de la fin de la Guerre d’Algérie et où nous allons être très occupés, maman et moi, tu dois être une seconde maman pour ton frère…
    D’ailleurs, je ne pense pas être ici pour bien longtemps. J’ai retrouvé beaucoup d’amis en prison, que tu as connu à la maison ou que tu as visité à la Santé il y a deux ans. Tout le monde va bien, a bon moral et me demande de tes nouvelles. Peut-être aurez-vous l’autorisation de me rendre visite jeudi ou samedi. Vous verrez : c’est assez amusant, car on on se parle à travers une vître. Mais il est possible également que vous veniez me rendre visite à l’hôpital car je voudrais me faire soigner l’intestin.
    Bref, tout va bien. Ne te fais pas de souci pour moi. Nous allons sans doute avoir encore des mois un peu agités jusqu’à la paix. Mais quand la guerre sera terminée, nous aurons une vie plus détendue : on tâchera d’aller tous passer 8 jours aux sports d’hiver à la Noël ou à Pâques.
    Je t’embrasse bien fort et te dis à bientôt. Ton papa
    Robert”
17 OCTOBRE 1961 DES LIVRES EN HOMMAGE À ROBERT ET DENISE BARRAT

PATRICE BARRAT : ” LE CADEAU ” DE MES PARENTS

Mardi, 16 Octobre, 2001

Témoignages, articles, interpellations… Un journaliste au cour de la guerre d’Algérie (1) rassemble plusieurs des écrits de Robert Barrat, l’un des premiers journalistes français à avoir ” raconté ” la guerre, en professionnel rigoureux et en militant catholique de la lutte contre le colonialisme. Publié pour la première fois en 1987, l’ouvrage vient d’être réédité, véritable passage au scalpel de ce que fut ” la guerre sans nom ” : l’occasion de rencontrer Patrice Barrat, l’un des enfants de Robert Barrat, qui évoque la mémoire de ses parents…

” Le temps a passé. Mais le drame algérien demeure dans les mémoires, pareil à une brûlure multiforme “, écrivait votre mère, Denise Barrat, dans un texte ” liminaire ” à la première édition de Un journaliste au cour de la guerre d’Algérie l’ouvrage de votre père, Robert Barrat. Quelles valeurs vous ont-ils, l’une et l’autre, laissé en héritage ?

Patrice Barrat. La question que je me pose encore aujourd’hui, à propos de mes parents, pourrait être formulée ainsi : ” Quel était leur ressort pour faire tout ça ? ” ” Tout ça “, ce n’était pas seulement l’Algérie, mais aussi leurs combats avec les Palestiniens, les Marocains, les Indochinois… Je crois que l’un et l’autre étaient tout simplement animés de l’amour du prochain, du respect de l’autre. Ces mots peuvent paraître désuets, mais ce sont ceux qui me viennent à l’esprit. Dans son livre, mon père parle d’une femme qui crache sur le parcours des colons. C’est le début de son interrogation : ” Qu’a-t-on fait à l’autre pour qu’il nous envoie cela en retour ? ” Après la guerre d’Algérie, mon père a été quelque peu écoeuré par la politique – même s’il a mené d’autres combats – alors que ma mère a continué dans une sorte de ” militance “, ce qui a pu l’amener à pardonner par avance certains actes, dès lors qu’ils étaient motivés par une juste cause…

Quel était la sorte d'” écoeurement ” dont vous parlez à propos de votre père ?

Patrice Barrat. Sans doute celui de la classe politique française, et qui touchait aussi bien Mitterrand que de Gaulle… Et puis, je crois qu’il considérait que le combat ayant été mené, il fallait penser et passer à autre chose. Pour mon père, ” l’amour du prochain “, cela voulait dire aussi avoir des ressources pour élever ses enfants. Tout cela ne m’est apparu clairement que bien après… Une anecdote : en 1967 – j’avais dix ans -, je me souviens que, lors de l’un des premiers Face-à-Face (une émission qu’il avait créée sur RTL avec Jean Farran), Jean Lecanuet lui donnait du ” M. le président “. Sans doute Robert Barrat était-il resté, à ses yeux, le secrétaire général du Centre catholique des intellectuels – chose, bien sûr, que j’ignorais totalement à l’époque. Mon père avait gardé intact son goût de la chose publique, du débat citoyen, son souci d’une opinion informée…

Ce qui est frappant, dans son livre, c’est l’extraordinaire continuité d’attitude qu’il manifeste vis-à-vis de l’Algérie. Il écrit, par exemple : ” L’Algérie, je la découvris pour la première fois en 1938 à travers le prisme déformant qu’avait laissé dans ma mémoire la visite de l’Exposition coloniale de 1933 “…

Patrice Barrat. En effet. Et l’on retrouve aujourd’hui encore beaucoup de documents : ses Livres blancs, un grand manuscrit sur l’histoire de la guerre, et d’autres papiers que Denise Barrat a réunis sous le titre Naissance d’une nation. Il y a aussi les échanges de courriers – avec Boudiaf ou avec Mauriac… Ce que j’ai découvert, c’est à la fois le partage et la jonction entre le journalisme de témoignage et le militantisme discret destiné à changer les choses. Cela ne laisse pas de me fasciner. Dans le même temps, en observant de près comment les archives étaient classées, mais aussi en parlant avec leurs amis, je me suis rendu compte que ma mère comptait beaucoup plus que je ne l’imaginais : elle écrivait beaucoup, elle a même été la cheville ouvrière du Livre blanc. L'” organisatrice “, c’était elle ! La ” porteuse de valises “, aussi. Enfant, cela m’avait totalement échappé. La notoriété relative de mon père l’avait relégué dans l’ombre.

Que retenez-vous aujourd’hui de cet ” héritage ” ?

Patrice Barrat. Sur la question algérienne, j’ai le sentiment d’une urgence à ce que le débat soit relancé sur le terrain politique. On ne peut pas se contenter de dire : ” C’est le travail des historiens. ” Ou plutôt le travail des historiens – jusqu’aux ouvrages récents de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault – montre bien à quel point il s’agit d’une question politique. Je me demande donc quelle va être l’occasion – comme il y en a eu pour d’autres événements tragiques de notre histoire – dont va s’emparer tel ou tel responsable politique français pour reconnaître la répression et les crimes commis alors au nom de la France. Sur un plan plus personnel, l'” héritage ” a pris longtemps pour moi la forme de la transmission d’un métier, d’un savoir, d’une manière de voir le monde dont j’essayais, non pas de me distancier, mais de la réévaluer. Mais depuis quelque temps, à relire tous les documents dont j’ai parlés, à voir ce que mes parents ont fait, et sachant que je produis moi-même des films – Ben Barka, Octobre 1961, Massacre à Sétif… – ou en pensant à la mondialisation, par exemple, je m’aperçois que mes parents m’ont fait un sacré cadeau…

Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran

(1) Éditions de l’Aube, 248 pages, 10 euros.

LE MAITRON

Né le 12 mars 1919 à Douai (Nord), mort le 16 août 1976 à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) ; journaliste ; secrétaire général du Centre catholique des intellectuels français ; militant anticolonialiste ; signataire du Manifeste des 121.
Denise : née le 15 mai 1923 à Paris ; journaliste ; militante anticolonialiste.

Fils d’un employé de banque et d’une ménagère, Robert Barrat découvrit l’Algérie, pour la première fois en 1938 « à travers le prisme déformant qu’avait laissé dans ma mémoire la visite de l’Exposition coloniale de 1933 ».
Denise Barrat naquit en 1923 à Paris. Durant la Seconde Guerre mondiale, ses parents moururent en déportation dans les camps nazis. Robert et Denise Barrat se rencontrent au sortir de la guerre, en décembre 1945, et se marient en janvier 1947 à Paris VIIe arr. À partir de cette date, il est difficile de parler de l’un sans évoquer l’autre, tant leur vie et leurs actions sont liées jusqu’à leur séparation en 1970.
Au lendemain de la Libération, journalistes à Témoignage chrétien, anticolonialistes, tous deux s’intéressèrent à l’Indochine, à Madagascar et à la Palestine. En octobre 1953, Robert Barrat publia une chronique des événements liés à la déposition du sultan Mohamed V sous le titre Justice pour le Maroc, réquisitoire contre le colonialisme et plaidoyer pour l’indépendance du Maroc, publication pour laquelle il devait être inquiété.
Robert Barrat joua un rôle important dans la lutte contre la Guerre d’Algérie. Secrétaire général du Centre catholique des intellectuels français depuis 1950, envoyé spécial de l’Express en Algérie, il rencontra en 1955 des responsables nationalistes du Maghreb et entra en relation avec le FLN. Un reportage du Nouvel observateur, le 25 septembre 1955, relatait sa rencontre avec des combattants algériens, particulièrement avec Abane Ramdane et d’Ouamrane. Il fut l’intermédiaire d’une rencontre discrète entre Pierre Mendès-France et deux émissaires du FLN (fin 1955 ou début 1956). Inculpé en avril 1956, il bénéficia du soutien de François Mauriac. On lui doit la préface de la brochure Des appelés témoignent. En octobre 1957, il lança la collection Témoignage et documents. Avec Claude Bourdet, Gilles Martinet, Jean Daniel, il demanda au FLN de désavouer la tuerie de Melouza contre les messalistes. À l’automne 1957, il présenta Henri Curiel à Jeanson et accueillit ceux qui devaient former le réseau Curiel et le MAF (Mouvement anticolonialiste français). En 1958, Denise et Robert Barrat, en pèlerinage au-dessus de l’Assekrem dans le Hoggar, écrivent une œuvre commune : Charles de Foucault et la Fraternité, ouvrage réédité plusieurs fois depuis. Leur maison de Dampierre servit d’asile aux militants du Front de libération national (FLN) et de relais au réseau Jeanson.
Robert Barrat signa le Manifeste des 121 et fut perquisitionné le 27 septembre 1961. Arrêté au siège de la revue Esprit le 1er octobre 1961 au milieu d’une réunion de rédaction de Vérité et Liberté, il fut maintenu sous les verrous et inculpé le 3 octobre de provocation à la désertion et à l’insoumission. Il fut libéré le 17 octobre. Sa femme Denise avait déjà été inculpée pour ses relations avec le réseau Curiel et libérée le 1er octobre car elle était enceinte.
Après l’indépendance de l’Algérie, Robert Barrat abandonna alors la rédaction du livre, presque achevé, dans lequel, il racontait, à la première personne, sa découverte de l’Algérie, et ses combats. Après sa mort Denise Barrat, publia en 1987 une première fois ce livre sous le titre Les Combattants de la liberté, qui fut réédité aux éditions de l’Aube accompagné du Livre blanc sur la répression, recueil de documents réunis par Denise et Robert Barrat dès 1956 pour dénoncer la torture déjà pratiquée à une large échelle en Algérie.
Le couple se sépara en 1970 et Robert Barrat se remaria en septembre 1971 à Saint-Cloud.
À la fin des années quatre-vingt, Denise Barrat fonda avec d’autres militants, l’Association de solidarité avec les peuples d’Algérie et du Maghreb (SOLIDAM).
Un de leur fils, réalisateur de films documentaires, Patrice déclarait en 2001 : « en observant de près comment les archives étaient classées, mais aussi en parlant avec leurs amis, je me suis rendu compte que ma mère comptait beaucoup plus que je ne l’imaginais : elle écrivait beaucoup, elle a même été la cheville ouvrière du Livre blanc. L’« organisatrice », c’était elle ! La « porteuse de valises », aussi. Enfant, cela m’avait totalement échappé. La notoriété relative de mon père l’avait relégué dans l’ombre. » (l’Humanité, 16 octobre 2001).
L’un comme l’autre furent de figures majeures de la prise de conscience anticolonialiste, particulièrement pendant la guerre d’Algérie.

http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article15756